Source : https://www.corsicamea.fr/contelegend/pasciola.htm
Sur les hauteurs de Vivariu, les Français avaient fait bâtir vers 1770, le château de Pasciola. C’était à vrai dire, un fortin que le sanguinaire Général Morand avait converti en prison pour y incarcérer dans des conditions effroyables tous les rebelles corses et en particulier, les révoltés du Fiumorbu.
De cette sinistre bâtisse qui domine toute la vallée du Vecchiu coupée de précipices sans fond, on peut apercevoir au loin les pentes boisées de la forêt de Roppagà d’où s’élèvent parfois les hurlements plaintifs de quelque étrange animal …
Les habitants de Vivariu s’apercevaient depuis longtemps que leurs jardins étaient dévastés, leurs vergers ravagés, que des agneaux et des chèvres disparaissaient sans que l’on pût savoir qui étaient les auteurs de ces méfaits. On avait bien mis pendant plusieurs années les dévastations perpétrées à l’égard du jardinage sur le compte des sangliers et celles qui s’adressaient spécialement au bétail, sur le compte des renards ; mais ce qui déroutait toutes les hypothèses, c’est que le lendemain des nuits pendant lesquelles avaient été commis ces ravages ou ces rapts, on ne pouvait relever sur les sentiers avoisinant les jardins et les bercails ni l’empreinte bi-ongulée et bien connue que laissent les sangliers, ni la trace des griffes d’un renard.
Quelques paysans ayant résolu de tirer l’affaire au clair passèrent la nuit dans leurs potagers et ne tardèrent pas à entendre ce qu’ils pensaient être un animal de grosse taille, s’ouvrir un passage à travers le maquis. Au bruit qu’ils firent pour armer leurs arquebuses, le voleur de nuit prit la fuite et quelques villageois purent apercevoir, à la clarté de la lune, une vague forme humaine traverser une clairière et s’enfoncer derrière les buissons- Nous laissons à penser les commentaires qui durent se dérouler le lendemain sur la place du village. Immédiatement les villageois se scindèrent en deux camps : ceux qui voyaient dans l’aventure l’intervention du Malin Esprit et qui jugeaient prudent de ne pas approfondir la chose ; et ceux qui voulant pousser l’aventure jusqu’au bout étaient résolus à la tirer au clair coûte que coûte.
Ces derniers organisèrent une battue dans la forêt de Roppaga, où ils supposaient que leur visiteur nocturne avait élu domicile. Au bout de deux heures de recherches infructueuses, un être bondit tout à coup devant eux, ayant de l’homme la forme, mais de la bête fauve, le poil, les griffes et le regard luisant. Sans plus s’attarder à une contemplation inopportune, on recommença la chasse. L’être poursuivi bondissait dans les taillis, grimpait aux rocs avec l’agilité d’un chat sauvage se retournant parfois pour abattre d’un seul coup de son poing massif un des chiens lancés à sa poursuite, toujours hors de l’atteinte des chasseurs. On finit cependant par l’acculer à un précipice situé sur les rives du Vecchiu. Il hésita un moment, puis se lança hardiment dans une grande flaque d’eau, comme un cerf au moment de l’hallali. Les plus hardis d’entre les chasseurs contournèrent l’abîme et arrivèrent à temps pour jeter un filet de grosse corde sur les épaules du monstre et le tirer au rivage. On indique encore aujourd’hui l’endroit où s’opéra cette capture et qui est désigné sous le nom de lago al Picchio.
C’était bien un homme en effet, mais quel homme !
Jamais les ciseaux n’avaient dû approcher sa barbe, ni sa chevelure hirsute, un poil dru couvrait ses membres et sa poitrine nus, ses ongles étaient longs et recourbés comme ceux d’une bête de proie. Aux paroles qu’on essaya de lui adresser, il ne répondit que par un silence obstiné ou des hurlements pitoyables On serra ses poings dans des cordes et on le poussa, sans le maltraiter, vers le village : il suivit assez docilement, coulant vers ses maîtres des regards obliques d’animal pris au piège.
Arrivé au village, après lui avoir infligé une toilette sommaire, on s’occupa de l’apprivoiser. Au bout de quelques jours, après avoir tenté inutilement de tromper deux ou trois fois la vigilance de ses gardiens, il « s’humanisa ». Au bout d’un mois, il avait accompli des progrès spectaculaires ; il savait manger dans une écuelle, apprenait à tendre la main, une main dont les griffes avaient été réduites aux proportions normales et il souriait maintenant à ses visiteurs. Le troisième mois il commençait à comprendre la plupart des phrases usuelles et arrivait à prononcer les quelques mots qu’on lui avait appris. Ses éducateurs fondaient déjà sur lui les plus belles espérances… Mais au fur et à mesure qu’il se civilisait, il dépérissait et un matin du cinquième mois on le retrouva sans vie, recroquevillé sur son grabat.
Si tant est que l’histoire soit véridique, qui pouvait être cet homme ? Quelque jeune enfant de bergers probablement, dont les parents avaient été surpris et massacrés par un parti génois et qui s’était enfui dans la forêt, fou de terreur, ayant encore dans les yeux cette vision de sang, et conservant de ce terrible événement une frayeur insurmontable du visage de ses semblables. Dans la vie préhistorique qu’il menait sous les sapins et dans les cavernes de Roppagà, il s’était peu à peu déshabitué des hommes, en avait oublié les phrases d’enfant qu’il balbutiait, auprès de ses parents et se sentant chaque jour plus loin de l’homme, s’était ancré de plus en plus dans son sauvage isolement. Il n’était pas malheureux, sans doute, n’ayant pas conscience de sa dégradation. Le jour où il dut vivre autrement qu’il n’avait vécu jusque là le changement fut trop brusque et il en mourut.